On est constamment nourris, en Occident (si tant est que l'Occident existe), des mêmes représentations du Japon, largement propagées par les Japonais eux-mêmes : samouraïs monolithiques, contes polythéistes et estampes d'Hokusai d'un côté, miracle technologique, urbanités tentaculaires et explosions atomiques de l'autre. On se représente assez rapidement le Japon des mythes et du médiéval flamboyant, celui de Miyazaki et Kurosawa, et celui des esthétiques manga ultra sophistiquées et dynamiques. On remplace assez aisément le cliché du samouraï au crâne rasé par celui de la femme ninja avec des seins énormes (si grands que le lecteur doit mettre à contribution toute sa force de crédulité, oublier les lois de la physique et se persuader que oui, cela est possible, le dos de cette femme est sans doute musclé en conséquence, bien que svelte, svelte mais musclé, de toute manière je ne sais plus, depuis que j'ai vu ces seins-là j'ai du mal à réfléchir, mon cerveau n'est plus correctement irrigué). Le rêve de la femme du pêcheur devient le hentai à tentacules qui me font mal aux orifices rien que d'y penser. Yamete kudasai.
Ce sont surtout des clichés bien sûr. Mais ils ont la peau dure et marquent durablement les esprits. Ils sont en quelque sorte représentatif d'un certain état d'esprit artistique japonais, qui a de beaux jours devant lui de par chez nous.
Parce que c'est bien beau, les Kenzaburô Oé, les Haruki Murakami et Hayao Miyazaki, mais si on interroge un amateur éclairé de "japonaiseries" sur la culture japonaise et son esthétique, avant l'onirisme il y aura surtout les films de Takashi Miike et Akira, une certaine idée de la violence
Vous savez, cette violence sur-codifiée. Celle qui semble héritée du bushido, le code des samouraïs qui les prépare à répandre leurs boyaux sur le sol au moindre signe de contrariété de leur suzerain. Not cool bro. C'est cette conscience de la mortalité, cet univers d'extrême violence (sujet à des esthétiques gore), couplé avec un sens de la retenue émotionnelle, qui fascine, qui donne à tout ceci une teinte hardcore qui plaît à vous comme à moi. Cela semble totalement ancré dans la culture japonaise. C'est tellement présent dans les oeuvres de fiction que peu importe que ça se vérifie ou pas au quotidien : il doit bien y avoir quelque chose.
On l'imputera tantôt au monde impitoyable du shogunat de l'ère Edo, puis sur la stricte période expansionniste, enfin sur le traumatisme de Hiroshima accompagné du miracle économique de l'ère Showa.
Mutisme, malaise social et violence dissimulée, des thématiques qui semblent omniprésentes.
Parce que c'est bien beau, les Kenzaburô Oé, les Haruki Murakami et Hayao Miyazaki, mais si on interroge un amateur éclairé de "japonaiseries" sur la culture japonaise et son esthétique, avant l'onirisme il y aura surtout les films de Takashi Miike et Akira, une certaine idée de la violence
On l'imputera tantôt au monde impitoyable du shogunat de l'ère Edo, puis sur la stricte période expansionniste, enfin sur le traumatisme de Hiroshima accompagné du miracle économique de l'ère Showa.
Mutisme, malaise social et violence dissimulée, des thématiques qui semblent omniprésentes.
Cela m'a rappelé un court roman lu il y a longtemps, fascinant de violence et de beauté gênante.
La littérature de Ryû Murakami en joue, de ce portrait ultra violent de la société japonaise, où derrière chaque individu se cache un monstre dénué de scrupules. Son roman s'intitule Chansons populaires de l'ère Showa. L'ère Showa, c'est celle de l'empereur Hirohito, celle de la seconde guerre sino-japonaise, de la modernisation massive, de la bombe atomique, de l'occupation américaine, puis de la consécration économique. En somme : la naissance du Japon moderne, toute en traumatismes et en remises en questions. La société des villes géantes, du travail acharné. Que Ryû Murakami semble évoquer comme une mangeuse d'individus.
Son récit prend presque la forme d'un conte.
Il y a six garçons. Jeunes, prêts à entrer sur le marché du travail. Des galériens, sans perspective glorieuse devant eux. Ils s'amusent en faisant du karaoké. Ils traînent ensemble, ont des moments plus proches du silence gênant que de la conversation.
Il y a six femmes, trentenaires. Divorcées ou éternelles célibataires. Leur seule particularité est de partager le même prénom : ce sont les Midori. Leurs rencontres sont aussi amicales et tendres que plombées par une amertume indistincte.
L'un d'eux assassine l'une d'elles. Pour une broutille, un mauvais regard, une avance repoussée, des mots durs. Il court annoncer la nouvelle à ses amis, qui sont fascinés par le meurtre et s'en réjouissent. Les Midori décident de retrouver l'assassin de leur amie et de la venger. L'escalade de la violence s'engage avec un enthousiasme effrayant. Des éventrées, des fusillés, des explosés, des atomisées. Le transpercement des corps, l'effritement des visages, le déchirement des chairs est décrit de manière chirurgicale, esthétique, poétique. On ne sait pas à quel moment du processus le personnage a rendu l'âme. On sait simplement que son corps a été anéanti dans un moment du vulnérabilité. Tout le gore est présent : froid, chirurgical, foisonnant de détails. Une mise à mort vivante et gigotante.
Les scènes de meurtres, de vengeance, les échanges de tirs entre ces deux groupes d'individus lambda transformés en meurtriers sanguinaires, s'entrecoupent de discussions entre amis, karaokés intimes, regards sur des danses stylisées, dégoût partagé sur les individus laids, histoires de sexe. Les garçons décident d'organiser un concours de chant sur une plage éloignée. Ils se déguisent et se filment dans la nuit, près des vagues. Ils se sentent bien ensemble, dans leur délire un peu étrange. C'est comme si le fait d'avoir assassiné des femmes leur était égal. Pour les Midori, chaque meurtre est un frisson qui ne s'éteint jamais.
Dans les groupes, une complicité s'installe entre les individus. Ils sont tous si transparents, si normaux et peu importants qu'ils en deviennent anonymes. Aucun signe distinctif. Mais une tristesse vis-à-vis des disparus s'installe, comme un devoir, comme une étape de processus vers l'obtention d'une identité propre. Les garçons, en transe, continuent de tuer des femmes, et les femmes, surexcitées, massacrent les garçons. Les rangs sont de plus en plus clairsemés, la playlist défile, et les vieilles chansons que tout le monde connaît par coeur, qui parlent d'amour et de retrouvailles, des cerisiers et fleurs et du clair de Lune, sont la bande-son du carnage.
Les garçons méprisent et moquent les femmes qu'ils assassinent. Ils rient de leur physique et de leur stupidité. Les femmes haïssent profondément les garçons qui ont tiré les premiers. Elles cherchent à établir un lien avec leurs disparues, se sentent étrangères aux hommes, recherchent leur attention mais ne les apprécient pas. Le sexe leur semble vaguement répugnant.
De ce rapport, on pourrait dégager un propos social sur le conflit des sexes mais surtout des générations, où la traditionnelle cellule familiale qui semblait tant compter a volé en éclat, où les femmes ne veulent pas être les mères et les garçons ne veulent pas être des salary-men anonymes. Une thématique assez forte dans les récits de la même époque (les années 90) : dans Battle Royale, actioner gore de Kinji Fukasaku, adapté d'un roman, les jeunes, qui ne respectent plus les adultes, sont régulièrement envoyés sur une île déserte pour s'entre-tuer, afin de servir d'exemple et d'instaurer la discipline. Dans GTO, génialissime manga de Toru Fujisawa (non, vraiment, sérieux, lisez-le absolument), c'est un ancien voyou qui se révèle être le professeur adéquat pour des adolescents rebelles, quand les adultes trop rigides ne leur inculquent que le mépris.
C'est comme, pendant cette période, le fossé s'était tant creusé entre la génération des grands-parents, parents et enfants que plus aucun repère n'était possible. Le Japon avait trop grandi, trop vite : il semblait devenu une machine besogneuse qui avale les individus pour les broyer. Un monde qui écrase ses "déchets" (pour paraphraser Uchiyamada, le sous-directeur dans GTO, "çui qui r'ssemble à Mazière"), se détache totalement de l'individu, qui semble devenir une grande ruche tokyoïte.
La violence extrême viendrait-elle de là ?
Les garçons méprisent et moquent les femmes qu'ils assassinent. Ils rient de leur physique et de leur stupidité. Les femmes haïssent profondément les garçons qui ont tiré les premiers. Elles cherchent à établir un lien avec leurs disparues, se sentent étrangères aux hommes, recherchent leur attention mais ne les apprécient pas. Le sexe leur semble vaguement répugnant.
De ce rapport, on pourrait dégager un propos social sur le conflit des sexes mais surtout des générations, où la traditionnelle cellule familiale qui semblait tant compter a volé en éclat, où les femmes ne veulent pas être les mères et les garçons ne veulent pas être des salary-men anonymes. Une thématique assez forte dans les récits de la même époque (les années 90) : dans Battle Royale, actioner gore de Kinji Fukasaku, adapté d'un roman, les jeunes, qui ne respectent plus les adultes, sont régulièrement envoyés sur une île déserte pour s'entre-tuer, afin de servir d'exemple et d'instaurer la discipline. Dans GTO, génialissime manga de Toru Fujisawa (non, vraiment, sérieux, lisez-le absolument), c'est un ancien voyou qui se révèle être le professeur adéquat pour des adolescents rebelles, quand les adultes trop rigides ne leur inculquent que le mépris.
C'est comme, pendant cette période, le fossé s'était tant creusé entre la génération des grands-parents, parents et enfants que plus aucun repère n'était possible. Le Japon avait trop grandi, trop vite : il semblait devenu une machine besogneuse qui avale les individus pour les broyer. Un monde qui écrase ses "déchets" (pour paraphraser Uchiyamada, le sous-directeur dans GTO, "çui qui r'ssemble à Mazière"), se détache totalement de l'individu, qui semble devenir une grande ruche tokyoïte.
La violence extrême viendrait-elle de là ?
Petit à petit, mort après mort, on commence à reconnaître certains personnages. Ils semblent se dresser, commencer à exister. La solitude disparaît, l'amitié, la vraie, naît entre les protagonistes. Il y a enfin quelque chose de fort, quelque chose qui vit et qui bouge. Tuer ! Tuer ! Tuer !
L'explosion atomique, celle à laquelle on ne croyait pas, intervient. L'un des deux camps semble ressortir vainqueur.
Y a-t-il un gagnant ? La bataille a-t-elle un sens ? Tous ont eu ce qu'ils voulaient : les jeunes sont rentrés dans le motif de fiction traditionnel de l'amitié virile inébranlable, celui qu'on trouve dans les shônen, et les femmes ont trouvé une normalité plus confortable où affirmer une certaine individualité : maris respectueux et gamins mignons.
De ce déchaînement de violence extrême est née une poésie là où auparavant il n'y avait que le silence et un oubli total. On commence à remarquer la lumière de la Lune, le remous de l'océan. On commence à apprécier le sexe. On se serre la main.
L'écriture de Murakami n'épargne rien : c'est une célébration de la violence, du meurtre, du sang et du démembrement. Ses protagonistes apprennent souvent à regarder droit dans les yeux de ce qui est horrible. Cela exerce sur eux une fascination à laquelle ils se vouent corps et âme. Ils n'en sont pas choqués, au contraire : cela les réjouit au plus au point. Parce que c'est fort, et vivant, et que ça fait du bruit, et qu'enfin on se sent exister.
L'écriture de Murakami n'épargne rien : c'est une célébration de la violence, du meurtre, du sang et du démembrement. Ses protagonistes apprennent souvent à regarder droit dans les yeux de ce qui est horrible. Cela exerce sur eux une fascination à laquelle ils se vouent corps et âme. Ils n'en sont pas choqués, au contraire : cela les réjouit au plus au point. Parce que c'est fort, et vivant, et que ça fait du bruit, et qu'enfin on se sent exister.
Le massacre a trouvé son sens: c'est l'effort guerrier qui nous fait devenir nous-mêmes. Sans lui, c'est l'oubli, la métropole gigantesque, les lumières nocturnes. Personne ne nous connaît.
Sombre conte.
Sombre conte.