vendredi 6 novembre 2015

La playlist sanguinaire de Ryû Murakami



Les lieux communs concernant le Japon et son identité artistique sont tenaces, car fascinants.

On est constamment nourris, en Occident (si tant est que l'Occident existe), des mêmes représentations du Japon, largement propagées par les Japonais eux-mêmes : samouraïs monolithiques, contes polythéistes et estampes d'Hokusai d'un côté, miracle technologique, urbanités tentaculaires et explosions atomiques de l'autre. On se représente assez rapidement le Japon des mythes et du médiéval flamboyant, celui de Miyazaki et Kurosawa, et celui des esthétiques manga ultra sophistiquées et dynamiques. On remplace assez aisément le cliché du samouraï au crâne rasé par celui de la femme ninja avec des seins énormes (si grands que le lecteur doit mettre à contribution toute sa force de crédulité, oublier les lois de la physique et se persuader que oui, cela est possible, le dos de cette femme est sans doute musclé en conséquence, bien que svelte, svelte mais musclé, de toute manière je ne sais plus, depuis que j'ai vu ces seins-là j'ai du mal à réfléchir, mon cerveau n'est plus correctement irrigué)Le rêve de la femme du pêcheur devient le hentai à tentacules qui me font mal aux orifices rien que d'y penser. Yamete kudasai.
Ce sont surtout des clichés bien sûr. Mais ils ont la peau dure et marquent durablement les esprits. Ils sont en quelque sorte représentatif d'un certain état d'esprit artistique japonais, qui a de beaux jours devant lui de par chez nous.
Parce que c'est bien beau, les Kenzaburô Oé, les Haruki Murakami et Hayao Miyazaki, mais si on interroge un amateur éclairé de "japonaiseries" sur la culture japonaise et son esthétique, avant l'onirisme il y aura surtout les films de Takashi Miike et Akira, une certaine idée de la violence
Vous savez, cette violence sur-codifiée. Celle qui semble héritée du bushido, le code des samouraïs qui les prépare à répandre leurs boyaux sur le sol au moindre signe de contrariété de leur suzerain. Not cool bro. C'est cette conscience de la mortalité, cet univers d'extrême violence (sujet à des esthétiques gore), couplé avec un sens de la retenue émotionnelle, qui fascine, qui donne à tout ceci une teinte hardcore qui plaît à vous comme à moi. Cela semble totalement ancré dans la culture japonaise. C'est tellement présent dans les oeuvres de fiction que peu importe que ça se vérifie ou pas au quotidien : il doit bien y avoir quelque chose.
On l'imputera tantôt au monde impitoyable du shogunat de l'ère Edo, puis sur la stricte période expansionniste, enfin sur le traumatisme de Hiroshima accompagné du miracle économique de l'ère Showa.
Mutisme, malaise social et violence dissimulée, des thématiques qui semblent omniprésentes.

Cela m'a rappelé un court roman lu il y a longtemps, fascinant de violence et de beauté gênante.

La littérature de Ryû Murakami en joue, de ce portrait ultra violent de la société japonaise, où derrière chaque individu se cache un monstre dénué de scrupules. Son roman s'intitule Chansons populaires de l'ère Showa. L'ère Showa, c'est celle de l'empereur Hirohito, celle de la seconde guerre sino-japonaise, de la modernisation massive, de la bombe atomique, de l'occupation américaine, puis de la consécration économique. En somme : la naissance du Japon moderne, toute en traumatismes et en remises en questions. La société des villes géantes, du travail acharné. Que Ryû Murakami semble évoquer comme une mangeuse d'individus.

Son récit prend presque la forme d'un conte.
Il y a six garçons. Jeunes, prêts à entrer sur le marché du travail. Des galériens, sans perspective glorieuse devant eux. Ils s'amusent en faisant du karaoké. Ils traînent ensemble, ont des moments plus proches du silence gênant que de la conversation.
Il y a six femmes, trentenaires. Divorcées ou éternelles célibataires. Leur seule particularité est de partager le même prénom : ce sont les Midori. Leurs rencontres sont aussi amicales et tendres que plombées par une amertume indistincte.
L'un d'eux assassine l'une d'elles. Pour une broutille, un mauvais regard, une avance repoussée, des mots durs. Il court annoncer la nouvelle à ses amis, qui sont fascinés par le meurtre et s'en réjouissent. Les Midori décident de retrouver l'assassin de leur amie et de la venger. L'escalade de la violence s'engage avec un enthousiasme effrayant. Des éventrées, des fusillés, des explosés, des atomisées. Le transpercement des corps, l'effritement des visages, le déchirement des chairs est décrit de manière chirurgicale, esthétique, poétique. On ne sait pas à quel moment du processus le personnage a rendu l'âme. On sait simplement que son corps a été anéanti dans un moment du vulnérabilité. Tout le gore est présent : froid, chirurgical, foisonnant de détails. Une mise à mort vivante et gigotante.

Les scènes de meurtres, de vengeance, les échanges de tirs entre ces deux groupes d'individus lambda transformés en meurtriers sanguinaires, s'entrecoupent de discussions entre amis, karaokés intimes, regards sur des danses stylisées, dégoût partagé sur les individus laids, histoires de sexe. Les garçons décident d'organiser un concours de chant sur une plage éloignée. Ils se déguisent et se filment dans la nuit, près des vagues. Ils se sentent bien ensemble, dans leur délire un peu étrange. C'est comme si le fait d'avoir assassiné des femmes leur était égal. Pour les Midori, chaque meurtre est un frisson qui ne s'éteint jamais.
Dans les groupes, une complicité s'installe entre les individus. Ils sont tous si transparents, si normaux et peu importants qu'ils en deviennent anonymes. Aucun signe distinctif. Mais une tristesse vis-à-vis des disparus s'installe, comme un devoir, comme une étape de processus vers l'obtention d'une identité propre. Les garçons, en transe, continuent de tuer des femmes, et les femmes, surexcitées, massacrent les garçons. Les rangs sont de plus en plus clairsemés, la playlist défile, et les vieilles chansons que tout le monde connaît par coeur, qui parlent d'amour et de retrouvailles, des cerisiers et fleurs et du clair de Lune, sont la bande-son du carnage.
Les garçons méprisent et moquent les femmes qu'ils assassinent. Ils rient de leur physique et de leur stupidité. Les femmes haïssent profondément les garçons qui ont tiré les premiers. Elles cherchent à établir un lien avec leurs disparues, se sentent étrangères aux hommes, recherchent leur attention mais ne les apprécient pas. Le sexe leur semble vaguement répugnant.


De ce rapport, on pourrait dégager un propos social sur le conflit des sexes mais surtout des générations, où la traditionnelle cellule familiale qui semblait tant compter a volé en éclat, où les femmes ne veulent pas être les mères et les garçons ne veulent pas être des salary-men anonymes. Une thématique assez forte dans les récits de la même époque (les années 90) : dans Battle Royale, actioner gore de Kinji Fukasaku, adapté d'un roman, les jeunes, qui ne respectent plus les adultes, sont régulièrement envoyés sur une île déserte pour s'entre-tuer, afin de servir d'exemple et d'instaurer la discipline. Dans GTO, génialissime manga de Toru Fujisawa (non, vraiment, sérieux, lisez-le absolument), c'est un ancien voyou qui se révèle être le professeur adéquat pour des adolescents rebelles, quand les adultes trop rigides ne leur inculquent que le mépris.
C'est comme, pendant cette période, le fossé s'était tant creusé entre la génération des grands-parents, parents et enfants que plus aucun repère n'était possible. Le Japon avait trop grandi, trop vite : il semblait devenu une machine besogneuse qui avale les individus pour les broyer. Un monde qui écrase ses "déchets" (pour paraphraser Uchiyamada, le sous-directeur dans GTO, "çui qui r'ssemble à Mazière"), se détache totalement de l'individu, qui semble devenir une grande ruche tokyoïte.
La violence extrême viendrait-elle de là ?

Petit à petit, mort après mort, on commence à reconnaître certains personnages. Ils semblent se dresser, commencer à exister. La solitude disparaît, l'amitié, la vraie, naît entre les protagonistes. Il y a enfin quelque chose de fort, quelque chose qui vit et qui bouge. Tuer ! Tuer ! Tuer !

L'explosion atomique, celle à laquelle on ne croyait pas, intervient. L'un des deux camps semble ressortir vainqueur.
Y a-t-il un gagnant ? La bataille a-t-elle un sens ? Tous ont eu ce qu'ils voulaient : les jeunes sont rentrés dans le motif de fiction traditionnel de l'amitié virile inébranlable, celui qu'on trouve dans les shônen, et les femmes ont trouvé une normalité plus confortable où affirmer une certaine individualité : maris respectueux et gamins mignons.
De ce déchaînement de violence extrême est née une poésie là où auparavant il n'y avait que le silence et un oubli total. On commence à remarquer la lumière de la Lune, le remous de l'océan. On commence à apprécier le sexe. On se serre la main.

L'écriture de Murakami n'épargne rien : c'est une célébration de la violence, du meurtre, du sang et du démembrement. Ses protagonistes apprennent souvent à regarder droit dans les yeux de ce qui est horrible. Cela exerce sur eux une fascination à laquelle ils se vouent corps et âme. Ils n'en sont pas choqués, au contraire : cela les réjouit au plus au point. Parce que c'est fort, et vivant, et que ça fait du bruit, et qu'enfin on se sent exister.

Le massacre a trouvé son sens: c'est l'effort guerrier qui nous fait devenir nous-mêmes. Sans lui, c'est l'oubli, la métropole gigantesque, les lumières nocturnes. Personne ne nous connaît.
Sombre conte.



mardi 3 novembre 2015

Retour vers le tempo


Dans Be Kind Rewind, sympathique film de Michel Gondry, Alma nous explique que le temps d'attention du spectateur moyen devant un film est de vingt minutes : au-delà, il faut relancer son intérêt ou il décroche.
Le sens du rythme est crucial pour y parvenir. Un bon timing dans le montage et l'écriture, ça permet d'amorcer et désamorcer un gag tout comme une scène dramatique. Le tempo du film déplace l'objet de l'attention, le fait disparaître ou le travestit, pour éveiller la curiosité.
Comme dans Retour vers le Futur, par exemple.

Ah, la trilogie Retour vers le Futur de Roberto ZEMECKIS...
(Je sais qu'il s'appelle Robert en vrai, mais je trouve que Roberto c'est plus rigolo, je l'imagine habillé en mariachi avec une moustache et un sombrero, en sifflotant Power of Love de Huey Lewis & The News. L'image s'est bien implantée dans votre tête ? Bien, alors commençons.)

Je pense qu'une grande majorité des gens de ma génération (c'est-à-dire les djeun's qui passent leur vie sur leur téléphone déconnectés de la réalité, du moins c'est comme ça que l'imaginent les vieux, ceux-là même que nous imaginons toujours prompts à nous casser les couilles au supermarché pour griller la queue) une majorité des gens de ma génération, donc, ont vu Retour vers le Futur au moins une fois, ne serait-ce que le premier épisode. Vous vous en souvenez ? Un teenager des années 80 avec un gilet sans manches traîne avec un savant fou inoffensif qui a inventé - par accident, en s'explosant la tronche sur la cuvette des chiottes, va donc te rhabiller Archimède - un convecteur temporel qu'il a balancé dans une DeLorean, parce que quitte à voyager à travers le temps au volant d'une voiture, autant en prendre une qui ait de la gueule, n'est-ce pas ?


Le 21 octobre 2015 étant, dans les films, la date de passage de Marty McFly dans le futur ("il s'agit de vos enfants ! Il faut faire quelque chose à propos de vos enfants!") on a pu voir fleurir un peu partout sur les internets une foule d'hommages à la série allant des mèmes à la con à la vidéo de philo. Le meilleur étant sans doute cet évènement facebook bourré de blagues à l'attention des spectateurs attentifs (mention spéciale à "Michael Jackson toujours vivant", truc de bâtard).
Trente ans après : jour de célébration, occasion idéale de se retaper la trilogie chez soi (ou au cinéma !) et de s'émerveiller devant ces mêmes idées de scénario qu'on a déjà vues un million de fois mais qui nous paraissent toujours aussi bien trouvées.

Mais comment ça se fait-il que ça marche si bien dites donc ?
Voilà donc trente ans qu'on glose de-ci de-là sur le sujet (sauf Libé qui avait paraît-il descendu le film à l'époque) : Spielberg à la production, humour intelligent, ambiance 80 assez bien dosée pour devenir vintage de nos jours, acteurs remplis de pep's (mot qui n'est plus utilisé depuis 1645), une avalanche de bonnes idées , et aussi peut-être le fait que le duo Zemeckis-Gale est déjà vétéran à l'époque de l'écriture scénaristique.

Et donc le sens du rythme, tellement crucial pour retenir l'attention du spectateur, voire même le faire vibrer, est un facteur très important dans la réussite de ce film : il est excellemment dosé, efficace et discret. On se fait balader sans réfléchir.
J'ai dit plus haut (il y a à peine cinq secondes les mecs, franchement quoi, suivez un peu) que Robert Zemeckis et Bob Gale avaient une longue expérience derrière eux de l'écriture scénaristique (et Robert avait déjà fait quelques films mais essentiellement des gros bides, sacré Robert !). Le film en lui-même repose en grande partie sur toutes ses idées d'écriture, sa variété de ton (passant du "ta mère veut coucher avec toi, comme c'est cocasse" au "par contre tu vas disparaître de la réalité et ton père va rester puceau, allez salut"), son humour qui joue sur les différentes époques et les personnages qui, bien que très simples, restent bien croqués et rafraîchissants.
Un gros travail d'écriture donc, et qui mêle finalement pas mal de choses avec différents niveaux d'humour, liés aux différentes époques... C'est copieux. Et sur le papier ça pourrait très facilement se barrer dans tous les sens.
C'est le jeu subtil sur le rythme, la répétition et le contre-temps, qui permet de tenir toute cette structure ensemble dans une narration facile à comprendre et "qui passe crème", comme disent les djeun's (saloperie de djeun's !).

(Et puis c'est aussi ça qui nous fait oublier que les intrigues temporelles sont, comme souvent, incohérentes. Genre, comment ça se fait que les parents de Marty ne se souviennent pas de lui quand il revient en 1985 ? Et puisqu'il a changé le présent de manière bénéfique concernant ses parents, est-ce que ça n'a pas changé ses fréquentations et donc sa rencontre avec Doc, annulant par là même son voyage dans le temps ? Si Biff a essayé de violer la mère de Marty, comment se fait-il que son père l'ait gardé comme larbin trente ans après au lieu de, genre, porter plainte/le tuer/le garder à distance de sa femme ? Comment sa fait-il que le vieux Biff puisse parler avec le jeune Biff alors que Doc dit que cela peut endommager le tissu même de l'univers ? HEIN ?? TU PEUX RÉPONDRE A CA ROBERT ???
Revenons à nos moutons.)

Le film est un exemple de la narration ultra-efficace : elle est bourrée de détails et de rebondissements, ce qui excite le cerveau du spectateur qui peut se gaver, sans pour autant qu'elle soit confuse.

La continuité des trois films se compose à la manière d'un thème musical : le même motif (la famille de Marty et celle de son antagoniste) se répète avec d'infimes variations, ce qui permet au spectateur de reconnaître ce qu'il a déjà vu tout en s'amusant des nouveauté. Toujours la même bagarre dans le coffee shop, toujours le même purin, toujours un pseudonyme à la con pour Marty McFly. C'est comme si les événements se répétaient à l'infini. Étrange pour un film qui traite de voyage dans le temps.

Zemeckis a réussi a faire d'une intrigue sur le voyage dans le temps (souvent traitée en SF de manière assez sérieuse et dramatique) un moment drôle, frais et sans conséquence, où la rencontre avec son alter ego plus jeune de trente ans ne se solde pas par la destruction de l'univers mais simplement par l'évanouissement. Où un vieil original lunatique a réussi là où les plus grands physiciens ont échoué, simplement en accrochant une horloge (et en chourant de l'uranium à des terroriste lybiens). Où on prend connaissance de son avenir parce que, finalement, "on s'en balance".
Pour ça, Zemeckis a lui aussi joué avec le temps. Il l'a façonné, découpé, dilaté, à travers l'écriture et le montage, pour faire de notre voyage temporel un trajet agréable, mais aussi fou, drôle, et aventureux.
Savoir façonner le rythme d'une histoire peut lui donner vie, comme l'acte de fixer une horloge au-dessus du trône rend possible d'aller là où y a pas besoin de route... ça te la coupe, hein ?